Laure Dautzenberg : Comment est née l’envie de faire ce spectacle ?
Joaquim Fossi : J’ai commencé à penser à ce projet un jour où j’étais seul chez moi en plein été et qu’il y avait une quantité d’images assez hallucinantes qui se conjuguaient. Il y avait les images d’incendies en Europe, celles des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel à Nanterre, et celles du 14 juillet avec ses feux d’artifice. J’avais vraiment le sentiment que ces images-là avaient remplacé ma vie réelle et qu’elles me racontaient quelque chose de la fin du monde. Cela m’a mis dans une grande angoisse. J’ai lu au même moment Vers un réalisme global de Milo Rau. Il y écrivait qu’il regardait des images de soldats qui vont se faire tuer avec un mélange de plaisir, de peur et de triomphe. Et je me suis dit que c’était comme trois premiers indices. Je suis parti de là. En travaillant, je me suis rendu compte que ce n’était pas la fin du monde en soi qui me travaillait mais le sentiment de fin du monde, le sentiment d’effondrement qui est propre à ma génération. En m’intéressant à la question, j’ai constaté cependant que cette thématique avait toujours été présente : la littérature eschatologique, la littérature de l’apocalypse, les récits de déluge abondent dans les trois religions monothéistes ; la page Wikipédia des prédictions de fin du monde montre qu’il y a presque une prédiction tous les dix ans depuis l’an 0. Je me suis donc demandé ce que cela voulait dire d’être tendu vers cette idée en permanence et s’il y avait malgré tout quelque chose d’inhérent à notre époque. J’en suis arrivé à l’hypothèse que ce qui caractérise le monde contemporain, c’est le sentiment d’une mutation extrêmement rapide, provoqué essentiellement par la prolifération des images, notamment celles de catastrophes. Dans le fond, le bouleversement psychique qui s’est opéré entre le Moyen Âge et aujourd’hui, c’est cela : on connaît désormais le monde par les images plus que par nos yeux. L’assassinat de Nahel Merzouk autant que les feux de forêt en Californie créent un sentiment de proximité immédiate de l’effondrement. Je me suis alors dit que ça allait être un spectacle sur les images.
L.D. : Il y a beaucoup de manières de les appréhender… Quelle est la vôtre ?
J.F. : Je me pose la question de la quantité d’images que nous allons laisser sur Terre quand nous allons partir : celles que nous produisons tous les jours dans nos vies individuelles, celles qui sont sur nos téléphones portables, celles que nous consommons. Où est-ce qu’elles vont, ces images ? Qu’est-ce qui restera, comment elles continueront à exister après que nous aurons déguerpi ? J’essaie d’imaginer leur vie, leur portée et d’avoir une réflexion sur ce qui se passe entre elles et nous. Qu’est-ce qu’on tisse avec ces images ? Quelles relations ? Quels mouvements on a vers elles ? Et quels mouvements elles ont vers nous ? J’essaye de réfléchir à la trajectoire de notre regard. Car il y a maintenant une espèce de fuite liée à leur prolifération ; il y a trop d’images pour les yeux que nous sommes. Un calcul dit qu’il existe aujourd’hui 21 000 milliards d’images - 1 000 milliards jusqu’à l’année 2000, et 20 000 milliards depuis l’avènement d’internet et des téléphones portables ! Il y a donc une courbe exponentielle hallucinante, vertigineuse, qui relève de ce qu’on appelle en histoire la grande accélération. Je suis né en 1998, précisément au moment de cette grande accélération. Si j’étais né au Moyen Âge, j’aurais consommé une image par an jusqu’à la fin de ma vie. Aujourd’hui, j’en consomme 1 000 par jour.
Ces vertiges-là m’ont fait dire que nous étions en train de créer un continent dans lequel on allait se noyer. C’est donc un spectacle sur le stress que les images procurent, mais aussi sur l’énigme de l’excitation que certain·es y trouvent. J’ai ainsi lu récemment que sur internet, aujourd’hui, il y a des groupes de jeunes, principalement de jeunes garçons, qui se retrouvent pour s’échanger des images extrêmement violentes, cruelles, horribles. J’avance l’hypothèse que peut-être ces images ont fini par nous séparer des sensations physiques, et que, paradoxalement, ce sont ces mêmes images rendues à leur paroxysme de violence qui viennent remplacer les sensations.
L.D. : Comment amener ces réflexions sur un plateau ?
J.F. : Je ramène cet immense sujet à une forme extrêmement simple. Je vais devant le public avec une
sorte d’arche de Noé car, devant cette prolifération, je décrète qu’il est temps de faire un rangement. J’ai donc fait une sélection de 1 000 images que j’ai organisées dans un musée digital, et condensées dans des clés USB, dans l’espoir que le public ait envie, à la sortie de ce spectacle, d’acheter une de ces petites clés et de repartir avec pour créer de nombreuses archives et multiplier les chances que celles-ci survivent et parviennent au futur. Je propose une sorte de survivance de ces images.
L.D. : Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe à vouloir préserver des images dans un univers qui en est déjà saturé ?
J.F. : Au début, je commençais le spectacle en disant que j’allais entrer en guerre contre les images. Mais je me suis rendu compte que j’étais un pur produit des images, et je pense que c’est le cas de toute ma génération. Je suis né en même temps qu’internet et internet me constitue et coule dans mes veines. Je fais du dessin, de la photo... Je pense qu’elles sont tellement tissées et imbriquées dans le réel aujourd’hui que si on voulait faire survivre des parts de nous, il faudrait faire survivre ces images. Alors l’idée n’est pas de les détruire, mais d’arrêter le flux et de poser la question de ce que l’on voit vraiment. En fait, l’idée est de les valoriser, de les réutiliser, d’avoir en quelque sorte un rapport écoresponsable avec elles ! Moi j’adore le Louvre, par exemple, parce qu’on peut s’arrêter devant les peintures.
Je me suis par ailleurs appuyé sur un penseur contemporain de l’apocalypse, Jean-Pierre Dupuy, qui a écrit Vers un catastrophisme éclairé. Il dit que cela ne sert à rien d’attendre le grand effondrement, que c’est une pensée ultralibérale, par ailleurs fasciste, qui est celle des survivalistes américains. C’est une hérésie de penser qu’un jour la terre va s’ouvrir en deux et qu’on va toustes tomber dedans, mais que celleux qui auront des bunkers, des armes et des boîtes de conserve, vont s’en sortir. Lui soutient que l’effondrement a déjà eu lieu, qu’on est déjà dedans. Il faut donc trouver des stratégies d’adaptation. Il prend l’image du tsunami et affirme qu’il faut regarder la vague bien en face, voire avancer vers elle. C’est ce que je tente de faire avec les images sur le plateau. J’essaie de retourner la situation en disant que les images ne génèrent pas que de l’étouffement pour peu que nous réapprenions à les regarder. L’humanité a commencé par dessiner des animaux qui représentaient une menace sur les parois de grottes : mettre en image le danger est une façon de le mettre à distance. Il faut retrouver ce lien- là. Ainsi, la première fois que je présente l’image de l’assassinat de Nahel Merzouk, je le prends du point de vue de l’anxiété et après j’essaye de me dire non,
j’imagine que je suis celui qui a pris la vidéo. J’ai pris cette image, j’ai tremblé en le faisant, mais une fois que je l’ai regardée de nouveau, j’ai renversé le danger et j’ai changé le monde. J’ai changé le rapport de force parce que ce qui en a suivi, ce sont des émeutes, c’est une reprise de pouvoir.
L.D. : Vous semblez sensible à l’idée de rangement : vous avez travaillé sur les cartes, qui sont une façon d’organiser
l’espace, SMS est construit par chapitres sur les histoires amoureuses, dans votre projet autour du Louvre vous sélectionnez 46 œuvres… Ici vous faites un musée, ce qui est encore une manière de ranger. Quel est votre rapport à cela ? Et en quoi cela peut faire théâtre pour vous ?
J.F. : J’ai mis récemment un mot sur tout ce que je faisais : ce sont des « gestes anxieux ». Les gens anxieux comme moi cherchent de l’ordre dans le chaos et dans le simple fait d’ordonner. Les œuvres principales de mon panthéon sont des œuvres de rangement : Espèce d’espace de Georges Perec, Autoportrait d’Édouard Levé, et Notes de chevet de Sei Shonagon qui a été dame de cour au Japon, au XIe siècle, et qui établissait des listes de choses : les choses qui font battre le cœur, les choses désolantes, les choses dont on néglige souvent la fin… Elle a ordonné le monde avec des listes et cela me bouleverse. Tout comme me touche l’esprit encyclopédique des Lumières. L’universalisme est très décrié aujourd’hui et il faut évidemment le requestionner au prisme de la remise en question de l’Occident, mais j’aime le geste encyclopédique des Lumières qui croit à un possible commun pour l’intégralité de l’humanité.
Ensuite pourquoi ça fait théâtre, pourquoi le mettre en jeu ? Il y a quelque chose auquel je suis très sensible, c’est le principe de communauté. Je n’oublie jamais le public, je joue beaucoup avec lui ; même si je mets sur scène le délire d’un jeune homme anxieux, je m’efforce de faire entrer le public dans mon cerveau. Je pense qu’il y a un enjeu à regarder ces images-là ensemble, à profiter de la communauté que nous formons pour réaliser que ces images, ce sont des choses que l’on a en commun.
L.D. : Comment choisir parmi toutes ces images ?
J.F. : Après avoir beaucoup réfléchi, je me suis dit qu’il fallait que j’assume l’absolue subjectivité de mes choix. Je peux tenter de toutes les manières possibles et inimaginables de le justifier mais c’est au fond injustifiable. On peut m’attaquer sur mes choix comme on peut attaquer le responsable des acquisitions du Louvre ! J’ai pris le parti de dire « c’est mon musée ». Mais j’avance des hypothèses devant le public, vis-à-vis d’images qu’il connaît très bien. C’est le fond d’écran Windows, la photo d’identité, ce sont des images de guerre qu’on a tous et toutes vues. Et à la fin, je propose tout de même au public de mettre une image de son choix.
L.D. : Vous avez la volonté d’être ludique. Pourquoi cette envie ?
J.F. : Les œuvres qui me touchent font appel à quelque chose du jeu, de l’enfance, de l’échange aussi. Pour moi, le ludisme c’est mettre le spectateur, la spectatrice dans la même situation que moi, de provoquer des situations vis-à-vis de ce qu’il ou elle voit. Ici, comme je travaille avec les images, il est beaucoup question de montrer / cacher, laisser deviner, décrire sans montrer, montrer sans décrire, montrer et décrire quelque chose d’autre et créer comme ça des rapports de tensions. Je trouve que cela garde le spectateur, la spectatrice actif·ve et je trouve cela important.
Et puis dans ce spectacle-là, l’enjeu est de repeupler l’imaginaire, de recréer du jeu entre le regard et les images, pour regagner la distance qui permet de reprendre sa respiration, de mettre ces images un peu plus loin et d’être capable de s’en réemparer.
L.D. : Vous travaillez sur ce spectacle avec Nine D’Urso, vous travaillez par ailleurs avec Suzanne de Baecque, Noham Selcer et Maxime Crescini, tous et toutes rencontré·es à l’École du Nord. Quelle place a eu cette formation ?
J.F. : J’y suis entré à 19 ans et cela a été une expérience fondamentale. Nous avons été 14 acteurs et actrices en vase clos pendant trois ans. À la fin ce ne sont plus des ami·es, des collaborateurices, c’est une espèce de famille supplémentaire. Ensemble nous avons rencontré Guillaume Vincent, Alain Françon, Marie-Christine Soma, Christophe Rauck, Cécile Garcia Fogel, mais aussi Tiphaine Raffier et Julien Gosselin, sorti·es également de l’école du Nord, nous avons suivi trois saisons dans le regard d’un programmateur-producteur. Cela a confirmé mon énorme goût pour le texte, m’a donné quelque chose que j’appellerais l’esprit du Nord, et m’a fait traverser une expérience fondamentale qui est celle des croquis de voyage. Nous devions partir un mois sans téléphone en France et revenir avec une forme. Au retour de mon expédition, j’avais un texte, j’étais assis sur le rebord d’une fenêtre. Il n’y avait rien. Et je me suis dit si un jour je fais des spectacles, ce sera à peu près ce dispositif-là.