Certaines expressions nous accompagnent depuis l'enfance, comme des mantras, des petites formules sacrées que l’on convoque.
« Déplacer des montagnes »
On l’associe à l’idée qu’une volonté démesurée peut accomplir l’impossible. Pourtant, il arrive que les montagnes elles-mêmes changent, non par la seule force de la volonté, mais sous l’effet patient du vent, de l’eau, du temps. Elles s’effritent imperceptiblement, se fissurent, se transforment.
Parfois même, elles s’effondrent d’un coup. Ce que l’on croyait immuable vacille, laissant place à une métamorphose du paysage, à une reconfiguration profonde.
Les institutions fonctionnent-elles autrement ? On les croit inébranlables, mais ne sont-elles pas elles aussi traversées par le temps et les dynamiques qui les façonnent ? Peuvent-elles se transformer, se réinventer, jusqu’à ouvrir de nouvelles voies ? Peuvent-elles être balayées d’un revers de main, comme l’a récemment fait un certain président ? Comment les forces radicales s’en emparent-elles ? En mesurons-nous réellement les conséquences ?
Cette saison, le Théâtre de la Bastille accueille un nouvel Écho du monde, proposé et porté par Agnés Mateus et Quim Tarrida, qui explore les rapports entre institutions et contre-pouvoirs.
Avec l’équipe, nous avons trouvé cette proposition passionnante : un théâtre est précisément le lieu de cette rencontre. En ces murs, nous sommes au coeur de l’institution, et pourtant nous y accueillons des artistes qui la traversent, l’interrogent, la bousculent, s’en saisissent. Leur travail ne se réduit pas à produire des oeuvres : il déplace des perspectives, ouvre des brèches. Face aux logiques normatives et aux cadres établis, ils et elles rappellent que rien n’est figé, que tout peut être rejoué.
Les artistes incarnent cette force d’irruption et de désordre nécessaire, cette capacité à réinventer l’espace commun, à poser les questions que l’institution, peut-être, ne peut plus, ne sait plus ou ne sait pas formuler.
Car tout va très vite.
L’échelle du monde s’est renversée.
Et penser que la place de la culture est anecdotique dans les temps que nous traversons serait une terrible erreur.
L’hégémonie culturelle n’est jamais neutre. Elle façonne nos imaginaires, dicte ce qui est légitime, ce qui est audible, ce qui disparaît. Partout, de tous temps, les pouvoirs autoritaires l’ont compris : ils n’attaquent pas seulement des idées, ils s’emparent des récits. Ils réécrivent l’histoire, verrouillent les représentations, transforment la culture en outil de propagande ou en champ de ruines. Face à ces offensives réactionnaires, la bataille est aussi culturelle.
Je veux croire qu’une institution théâtrale remplit sa fonction et n’existe pleinement que lorsqu’elle ouvre de nouveaux chemins, fait entendre de nouveaux récits, permet aux pratiques de se renouveler et reste un lieu accessible à toutes et tous, où le public, dans sa diversité, peut se reconnaître et trouver un espace commun de réflexion et d’émancipation.
Dans de nombreuses régions, les attaques budgétaires successives, qu’elles proviennent d’un impératif économique ou d’une vision réductrice de la fonction sociale de l’art, cherchent précisément à éroder ces espaces de liberté et de réflexion indispensables à la vitalité démocratique.
Et c’est précisément dans ce climat de régression que l’art prend toute son importance en tant que contre-pouvoir.
Dans ce monde chaotique, dans cette lutte qui s’engage, chaque création, chaque représentation est un défi lancé aux contraintes budgétaires, une affirmation que l’art est et restera un espace de contestation, d’invention et de transformation.
Entre résistance et engagement, les artistes invité·es cette saison affirment un désir avec force : celui de durer.
Mais durer, dans ces temps incertains, ce n’est pas se laisser engluer dans l’inertie ou la lamentation. C’est résister à la déshumanisation, au fascisme, à l’antisémitisme, à l’islamophobie, au détournement permanent des choses, à l’instrumentalisation des fragilités comme des forces, aux attaques incessantes contre la pensée critique, et à l’effacement de l’art en tant que forme vivante et subversive.
Ambitieuse résistance, travail de longue haleine.
Heureusement, il nous reste les mantras et l’avenir qui nous attend.
Claire Dupont
* Titre d'un recueil de poèmes de Paul Éluard (1950)