Nos identités performées

L'Écho du monde de la saison 24-25


Construit avec Gurshad Shaheman, cet Écho du monde s'est décliné à travers un parcours de spectacles et trois journées pluridisciplinaires qui ont interrogé nos identités performées, chacune explorant une thématique particulière.

Le moi est multiple, complexe et changeant, au croisement du regard des autres et de la perception qu’on a de soi-même. Au quotidien, nous performons nos identités, nous réajustant sans cesse aux circonstances. L’espace du théâtre me paraît un des rares endroits possibles pour réinterroger les assignations en tous genres, pour jouer avec les représentations que l’extérieur nous impose et pour transcender les places que nous avons choisi·es nous-mêmes d’occuper pour nous affirmer.

À la sortie de l’adolescence, j’ai revendiqué avec force une identité d’artiste, queer et moyen-orientale, comme une arme d’opposition et de réappropriation. Aujourd’hui, en assumant et réagençant certains clichés, je crée des spectacles qui déjouent les images attendues et les idées reçues pour tendre aux spectateurices un miroir susceptible de déplacer les regards. Sur tes traces, ma prochaine création, coécrite avec l’artiste québécois Dany Boudreault, poursuit ce travail. Nous faisons le portrait l’un de l’autre en interrogeant nos entourages respectifs. Et plus j’écoute les récits de ses proches, plus l’image de Dany se diffracte, se démultiplie et devient insaisissable. Je pense qu’il en est de même pour chacun·e de nous. Nos personnalités sont des puzzles dont les pièces ne s’emboitent pas toujours de façon lisse et prévue.

Au cours de cette saison au Théâtre de la Bastille, nous avons rassemblé des artistes qui portent un regard aigu sur nos identités performées. Ce faisant, iels créent des spectacles aux contours fluctuants et inédits. Avec La Grande Remontée, Pau Simon nous invite par exemple à nous pencher sur la contraception masculine. Iel retourne les poncifs du genre et interroge le pouvoir de reproduction attaché à la virilité. Quant à Ali Chahrour, ses créations jouent sans cesse avec les frontières, elles réinvestissent des cérémonies traditionnelles et réassignent les gestes rituels dont il a hérité, détournant les codes établis du dogme pour libérer d’autres significations. Cette entreprise de réagencement de son propre génome est un geste profondément créatif.

Explorer son identité m’intéresse surtout lorsque cela devient un procédé poétique, quand la langue transcende une émotion et la rend partageable. L’écriture de soi fait d’ailleurs partie intrinsèque de notre histoire littéraire, de Marcel Proust à Annie Ernaux. Aujourd’hui, écrire à partir de son vécu, c’est aussi un moyen de lutter contre cet air du temps où les médias nous submergent de chiffres et d’analyses surplombantes. Tout événement intime, toute joie ressentie ou violence subie dans sa chair devient quantifiable, se transforme en statistique. La littérature, et le théâtre en particulier, permettent de revenir au singulier. L’écriture de soi est une métonymie : il s’agit d’invoquer l’humanité entière à travers la complexité d’une seule personne. Ce qui m’intéresse enfin dans les identités performées, ce sont les tentatives qui cherchent à réinventer le rituel du théâtre. Au-delà d’un bon texte, d’une mise en scène réussie et des interprètes de talent, j’attends quelque chose de plus, que le moment passé ensemble soit unique, que la soirée soit une expérience. J’aime lorsque les frontières de la représentation sont floutées, et lorsqu’on remet en question le contrat tacite plaçant les artistes debout sur scène, sous la lumière, et le public assis dans le noir de la salle. La forme performative permet cela. Les spectateurices sont souvent invité·es à faire corps avec l’œuvre et à se mettre en mouvement face au spectacle. C’est cette respiration commune entre toutes les personnes présentes qui rend l’instant unique.

Gurshad Shaheman
Propos recueillis par Victor Roussel

Les 3 journées Échos du monde :

  • Samedi 28 septembre 2024 : Documenter l'intime et performer le réel
  • Samedi 18 janvier 2025 : Pays natal : identités et lignes de fuite
  • Samedi 14 juin 2025 : Révolutionner la famille