Laure Dautzenberg : Quel a été le point de départ de votre pièce ?
Samaa Wakim : J’ai postulé pour une résidence au Goethe-Institut. Il y avait un programme intitulé «Un Controlled Gestures», pour lequel j’ai proposé un projet. J’ai commencé par écrire quelques idées sur l’existence sous occupation, le fait de vivre avec la peur. J’ai continué d’explorer cela pendant deux résidences, au Maroc et en Egypte, avant qu’on ne me refuse un visa en Tunisie pour continuer mon travail. C’est alors que la directrice du festival theaterforman à Hanovre, qui était l’une des directrices de cette résidence, m’a proposé de produire la pièce et de la jouer au festival qu’elle dirigeait. Je n’avais alors que sept minutes de maquette. Samar m’a rejointe l’été suivant et nous avons travaillé simultanément sur le mouvement et la partition sonore autour de ce sujet.
L.D. : Aviez-vous déjà travaillé ensemble toutes les deux ?
S.W. : Nous travaillons ensemble depuis 2014. Samar a une compagnie basée entre la Palestine et New York. J’ai passé une audition pour l’un de ses projets en Palestine en 2014, et depuis nous nous retrouvons souvent.
L.D. : D’où est venue cette idée de ligne verte qui traverse le plateau ? Est-ce une référence à la ligne verte entre Israël et la Palestine ?
S.W. : Pas du tout ! J’ai toujours fait de l’équilibrisme comme un hobby, un sport. Il se trouve que ce fil n’était disponible qu’en vert chez Décathlon. Et une fois que je l’ai eu en salle de répétition, je l’ai mis comme ça, entre deux colonnes du théâtre. Une amie est entrée et a trouvé cela très beau. Elle m’a suggéré de l’utiliser comme un partenaire et je me suis dit pourquoi pas ! Ensuite, nous avons essayé de ne pas penser à cette ligne comme à une frontière mais d’ouvrir les significations possibles. Pour Samar comme pour moi, elle symbolise la vibration du son, le déséquilibre et le sol instable sur lequel nous marchons. Le sol de la Palestine est littéralement et métaphoriquement instable. Je pense que c’est l’un des principaux thèmes de la pièce : essayer de trouver un équilibre dans un lieu où cela n’est pas possible. Lors de la première résidence que j’ai faite, la question qui revenait était : pourquoi est-ce que je vis toujours là-bas ? J’avais beaucoup de vidéos de ma famille, qui donnaient la réponse : l’amour qui existe dans notre communauté, la beauté des gens, expliquent pourquoi on continue à vivre dans un endroit qui est si bousillé.
L.D. : Il y a beaucoup d’éléments dans le son : musique, voix, bruits de la ville. Comment l’avez-vous travaillé ?
S.W. : Quand j’ai démarré la première résidence, cela tournait beaucoup autour des sons que j’avais pu entendre en 2006, au moment de la guerre entre Israël et le Liban, la première guerre que j’ai connue adolescente. J’essayais de me souvenir de tous les sons et de l’effet qu’ils me faisaient, celui des bombes, des avions, des sirènes - à l’époque il n’y avait pas encore de drones. Avec ma famille nous parlions beaucoup de la manière dont nous nous habituions à ces sons, dont nous devenions des experts. Il est d’ailleurs très triste de voir à quel point on s’y accoutume, par un mécanisme de survie. En jouant avec cette mémoire sonore, j’essayais aussi de me souvenir de comment se traduisaient dans mon corps les moments où j’étais terrifiée, paniquée, apeurée. J’essayais de créer le mouvement et un vocabulaire gestuel à partir de cela. Ensuite j’ai travaillé avec Samar qui a une très grande bibliothèque d’enregistrements provenant de checkpoints, de fêtes, de nature et de champs en Palestine... Nous avons cherché comment utiliser ces enregistrements pour créer un monde qui rende compte de ces états, mais également de comment les choses se renversent, comment des sons peuvent se ressembler alors qu’ils sont très éloignés, comme ceux des feux d’artifice et des bombes, des sirènes et des chansons. Nous essayons de jouer avec cela. Un autre jeu était de savoir entre Samar et moi qui contrôle qui. Est-ce que quelqu’un me contrôle avec les sons ou quelqu’un traduit-il les sons que j’ai dans ma tête ? La question est de voir comment ils contrôlent votre processus de pensée.
L.D. : Il y a aussi une voix qui parle, et qui a la tonalité d’une prière...
S.W. : C’est l’enregistrement d’une prière dite par ma grand-mère, qu’elle récite avant d’aller se coucher. Ma grand-mère a une part très importante dans mon identité. J’ai grandi avec elle ; elle est ma connexion à la terre, aux oliviers, à tout ce qui est authentique dans ma vie. Sa voix m’a toujours calmée ; quand je suis avec elle, je suis quelqu’un de différent, j’oublie tout le reste. Il était donc très important pour moi d’avoir ce moment où rien n’arrive, sauf sa voix. Parfois je donne la traduction aux spectateurs et aux spectatrices, parfois non. Je suis partagée. Parce qu’il s’agit d’une vieille prière chrétienne et certain·es ne comprennent pas ou sont surpris·es de l’entendre. Je suis pour ma part totalement athée mais cela me blesse de voir l’ignorance de certain·es, sur le fait qu’il existe des Palestiniens chrétiens, alors que Jésus-Christ est de fait né sur notre terre. Alors parfois j’ai envie de provoquer ce petit choc et parfois non, je préfère que les gens se débrouillent avec ce qu’ils entendent sans le comprendre.
L.D. : À la fin, vous réussissez à marcher sur le fil...
S.W. : C’est une ligne avec un début et une fin. Mais d’une certaine manière, c’est aussi une boucle. Vous avez tout ce chaos. Vous essayez de le contrôler, vous décidez de marcher sur ce fil de funambule, vous passez de l’autre côté, vous vous asseyez, vous observez. Et puis vous aller devoir recommencer.
L.D. : Comme le compte à rebours, qui s’arrête toujours avant la fin puis reprend ?
S.W. : Oui. Le compte à rebours c’est ce que faisaient les Israéliens aux habitants de Gaza avant – aujourd’hui bien sûr ils ne le font plus. À l’époque, ils jetaient régulièrement une petite bombe sur le toit de maisons pour avertir, et vous aviez 30 secondes pour prendre vos affaires et partir. L’idée du décompte vient de là, c’est comme nommer le degré d’horreur que quelqu’un doit ressentir au moment de quitter tout ce qu’il connaît, en perdant tout ce qu’il a, en 30 secondes, sans avoir même le temps d’y penser.
L.D. : Vous avez créé Losing it en 2021. Depuis la situation palestinienne n’est évidemment pas la même. Comment vivez-vous le fait de présenter le spectacle aujourd’hui ?
S.W. : J’ai des sentiments partagés. Parce que je pense qu’il est très important que nous ayons des lieux où jouer, parler et raconter nos histoires, nos récits, que nous soyons présent·es dans le monde de l’art, mais d’un autre côté, c’est très étrange de jouer la peur, le trauma, quand les Palestinien·nes le vivent aujourd’hui au quotidien. Alors on se pose des questions : est-ce le bon moment pour jouer cela ? Devrions-nous faire autre chose ? J’ai eu de la chance d’avoir des ami·es qui m’ont dit qu’il fallait continuer de jouer cette pièce. Je me sens donc comme une messagère. Je n’ai pas l’impression de faire quelque chose de personnel, et je me sens même assez mal quand on me dit merci. Merci pour quoi ? C’est le dilemme propre aux artistes palestinien·nes aujourd’hui. J’espère simplement que nous réussissons à trouver avec cette pièce, à partir de mon expérience personnelle, un lien avec le trauma collectif.