La réussite de cette partition dépouillée tient à ce que Laurent Mauvignier et Rodolphe Dana partagent un talent considérable : celui de faire parler le silence.
Dans Loin d’eux, seul en scène, Rodolphe Dana interprète les voix monologuées du premier roman de Laurent Mauvignier. La rencontre tient de l’évidence. Avec un plateau dépouillé et quelques jeux de lumière, l’acteur parvient à trouver la note juste pour incarner ces personnages englués dans la douleur, qui tour à tour, dévident leurs regrets, leurs colères, les non-dits qui ont mené un jeune homme, Luc, à la disparition. Rodolphe Dana est ainsi alternativement le père, la mère, la tante, l’oncle et le fils qui parlent avec leurs mots à eux, ceux des « gens de peu ». La réussite de cette partition dépouillée tient à ce que Laurent Mauvignier et Rodolphe Dana partagent un talent considérable : celui de faire parler le silence. L.D.
Loin d'eux [intégral]
Présent et présence, humanité, proximité, justesse : si on repère une pièce des Possédés, ils se méfient comme de la peste des étiquettes. Ce sont des pragmatiques, pas des dogmatiques. À chaque texte, sa logique. « Nous avons la chance d'une complicité et d'une histoire qui se construit ensemble. Quelque chose se raconte malgré nous », affirme David Clavel.
Cette saison le Théâtre de la Bastille programme deux de leurs pièces, poursuivant ainsi un compagnonnage engagé depuis leurs débuts.
Loin d'eux, adaptation du roman éponyme de Laurent Mauvignier, est porté seul en scène par Rodolphe Dana, aidé à la mise en scène par David Clavel.
De son côté, celui-ci endosse pour la première fois le rôle de "porteur de projet" habituellement dévolu à Rodolphe Dana avec un texte du Russe Evguéni Grichkovets, Planète. Il est épaulé à la mise en scène par Nadir Legrand, au jeu par Marie-Hélène Roig, et à la lumière par Valérie Sigward. Une histoire commune, encore.
Loin d'eux
Pour Loin d'eux, tout a commencé par une proposition du directeur du Théâtre Garonne de Toulouse, trouvant que peu de jeunes metteurs en scène s'emparaient de textes français contemporains. Il propose alors à Rodolphe Dana de monter Laurent Mauvignier. D'emblée, l'idée séduit Dana : il a lu tous les livres de cet auteur depuis son premier Loin d'eux(1) et garde un attachement particulier pour celui-là. « En lisant Mauvignier, j'ai eu le sentiment incroyable d'une écriture très riche, et qui restait très simple. Je n'aime pas quand le style domine, quand on se dit : c'est brillant, mais qu'est-ce que ça raconte ? Lui allie très bien le fond et la forme. »
La forme n'est pourtant pas théâtrale – ce qui est une première pour les Possédés – mais Rodolphe Dana s'y sent d'emblée à son aise : « quand je lis à voix haute, je sens s'il y a ou non quelque chose de théâtral. Là, beaucoup d'indices indiquaient qu'il y avait la possibilité de passer par la parole. Aux Éditions de Minuit, on est habitué à un style un peu parlé, comme Beckett, Duras... »
Loin d'eux est l'histoire tragique, racontée sous la forme de monologues intérieurs, d'un fils parti de la province pour Paris, et qui finit par s'y donner la mort. Le père, Jean, la mère, Marthe, l'oncle Gilbert, la tante Geneviève, la cousine Céline, et Luc, l'autre fils, revisitent chacun à leur tour son parcours et l'énigme de sa disparition. Roman du deuil, mais aussi de l'adolescence, des "gens de peu", du rêve d'ailleurs et du mystère des choix, Loin d'eux a imposé d'emblée Laurent Mauvignier comme un auteur à la voix singulière, dont l'écriture est comme une vague qui revient sans cesse, un peu plus haut, un peu plus bas. Une écriture qui ressasse, qui rumine et avance pourtant. Une écriture très visuelle aussi et qui sait faire parler le silence.
« J'aime beaucoup les histoires d'adolescence, cette période où les aiguillages ne tiennent parfois pas à grand chose. Il y a souvent une lucidité très forte, mais parfois du refus plus que de l'élan. Ici, le personnage arrive à Paris, et c'est très violent, surtout parce, que parvenu là, il n'a plus de désir. Comme si tout son désir s'était résumé à fuir, mais qu'une fois la fuite accomplie, il ne restait plus rien. Il a un désir de cinéma mais celui-ci reste fantasmé, pas ancré dans la réalité. Il ne prend pas de risques, il reste spectateur. La solitude l'emporte, puis plus rien », explique Rodolphe Dana. « Ce qui me touchait aussi, c'était cette idée qu'on ne voit jamais "en vrai" la vie de ses enfants. Là, les parents se trouvent démunis, angoissés par le départ de leur fils puis impuissants devant son geste. « On n'a pas su faire pour le retenir ». On trouve un conflit de générations avec des parents qui travaillent, gagnent leur vie, "et puis c'est tout", sans se poser de questions, et la génération suivante qui veut savoir pourquoi, trouver du sens. Il y a un refus, une absence de compromis mais sans les armes, pour construire autre chose. Mais il n'y a pas de jugement chez Mauvignier, comme chez Tchekhov. Simplement des gens qui se débattent comme il peuvent avec la vie. »
Rodolphe Dana a soumis à Laurent Mauvignier les coupes. L'auteur lui a donné son aval et carte blanche. « c'est son premier roman, il a un rapport spécial avec lui. On sent qu'il a été fait dans la douleur, avec une histoire lourde derrière lui, dont il n'a pas envie de se rapprocher aujourd'hui. »
La question a ensuite été de savoir comment porter sur scène ce texte qui n'y est pas destiné. « La difficulté, c'est l'absence de situations. », explique David Clavel. « Luc, le fils, est statique et mélancolique. Il ne bouge pas intérieurement. Ce qui prime, c'est le mouvement de l'auteur à l'intérieur du texte, pas la situation dramatique ». Aussi, très vite, Rodolphe Dana choisit d'interpréter seul tous les personnages. « J'ai préféré me situer comme Laurent Mauvignier en tant qu'auteur, comme un personnage par qui passent les paroles plutôt que de prendre le dessus sur eux. »
L'écrivain le confirme dans ce choix. L'écriture est dense, l'incarner par des acteurs différents ajouterait du pathos. « Le rapport à la lecture est différent du rapport au plateau. On peut s'arrêter. Le théâtre a forcément lieu dans une durée continue, il faut donc gérer la dramaturgie autrement. Le pathos ne passe pas de la même manière du texte à la scène. » Pour cette raison, il gomme un des monologues et fait disparaître l'histoire de la cousine Céline, miroir de Luc, prise dans les mêmes rêves et dont le mari est mort dans un accident de voiture : « Cela aurait été indigeste ».
Ensuite, il fallait trouver une façon de différencier les personnages, une forme de jeu un peu différente pour chacun, sans artifice cependant : pas de changement de costume, pas de changement physique marqué. « On a travaillé de manière impressionniste, par petites touches, avec quelques détails, un timing, une densité dramatique. Il ne fallait pas imposer une interprétation qui aurait été lourde et redondante mais trouver une façon de tourner une page entre chaque personnage. Trouver aussi une couleur, du relief pour chacun car le danger est d'être uniforme dans la parole. Il faut éviter le systématisme et brouiller parfois les carte », raconte Rodolphe Dana.
Tout tient donc aux regards, à la lumière, à la posture, à l'endroit de la scène où Rodolphe Dana s'installe – sur le côté pour le père, au centre pour la mère, devant pour la tante... L'acteur joue ainsi de ruptures ténues, un déplacement, une posture différente, une voix plus ou moins grave ; des modifications parfois si ténues qu'il arrive qu'on mette quelques secondes à comprendre que c'est un autre personnage qui parle. Comme dans le roman.
Mais comment donner de la vie à des monologues qui parlent du deuil, de la mort d'un enfant ? Dana n'a pas cherché bien loin : « Ce sont des gens qui parlent, qui cherchent, on est donc dans un élan de vie. Le langage est cru, brutal mais vivant. Comme acteur, je suis en charge de ça, de cette vitalité. Il faut trouver des endroits de respiration, d'oubli du drame, se souvenir de trucs de famille, du quotidien : aller chercher quelqu'un à la gare... Il y a peu d'endroits pour le sourire dans ces monologues, mais je les traque. Le jouant, je peux me permettre de lâcher quelque chose, pas dans la colère mais dans l'humour. Préserver les monologues de la tante et de l'oncle était salutaire de ce point de vue : ils sont un peu extérieurs au drame et permettent donc une forme de soulagement. »
De la même façon s'est posée la question de "quoi mettre sur le plateau". La réponse est : rien. « S'embarquer avec des objets, une scénographie, auraient donné l'impression d'une reconstitution. J'ai préféré m'inventer et créer l'espace à partir de regards, prendre appui sur des éléments que je m'imaginais être dans la pièce, un frigo, une fenêtre... Je regarde avec le sentiment qu'ils sont là, quelque part. »
Au bout du compte, un acteur, sur scène, dit un texte. Ce n'est pas une lecture mais le spectacle réduit à sa plus simple expression théâtrale, à son ADN.
Et c'est une réussite : Rodolphe Dana parvient à faire parler le silence des personnages de Mauvignier. Et, comme dans toutes leurs précédentes créations, on éprouve le sentiment assez rare que les acteurs sont au même niveau que ceux qu'ils incarnent. Une alchimie précieuse qui fait qu'on ressort avec le sentiment d'avoir été mis dans la confidence d'une histoire, d'avoir partagé, à notre tour, une aventure humaine intérieure.
De son côté, Laurent Mauvignier a très envie de poursuivre le travail avec les Possédés. Il a écrit un texte à partir d'un fait-divers – l'histoire d'un type bastonné par des vigiles dans un supermarché. Une seule phrase de quarante pages, une écriture en apnée. Il réfléchit à un autre texte, une pièce. Les Possédés sont partants : « C'est excitant de travailler avec un auteur vivant et présent », dit David Clavel. Rodolphe Dana tempère : « Nous garderons cependant notre manière de travailler les textes : avec une grande souplesse. On se permet de couper si on estime que ça ne passe pas ou que l'on aime pas. ». De son côté, Mauvignier l'affirme : « La communauté des textes n'est pas réductible à ceux qui les écrivent. Elle s'ouvre à une complicité palpable aussi entre les mots, avec ceux, si rares, qui savent les porter sur scène. »
Laure Dautzenberg
(1) Publié aux Editions de Minuit, 1999.
Ont suivi six romans, tous édités chez Minuit. Le dernier, Des hommes, a reçu le prix des Libraires.
Collectif Les Possédés
Mise en scène David Clavel et Rodolphe Dana
Avec Rodolphe Dana
Lumière Valérie Sigward.
Le texte est publié aux éditions de Minuit
Production Théâtre Garonne et le Collectif Les Possédés
Le Collectif Les Possédés est associé à La Ferme du Buisson - Scène nationale de Marne-la-Vallée
Réalisation Théâtre de la Bastille
Production, diffusion Made In production
Directrice de production Morgane Eches
Chargé de production, diffusion et communication Licinio Da Costa
Responsable de la l'administration Claire-Lise Bouchon
Création 2009 du Collectif Les Possédés au Théâtre Garonne/Toulouse