Jon Fosse, dans Rambuku, soigne le mystère.
On ne peut dire avec certitude de qui Rambuku est le nom.
Mais il semble qu’il représente une inévitable rencontre.
Un Vivant qui passe interroge clairement l’histoire, mais cette histoire est questionnée parce qu’elle enferme une part d’insolubilité. La Shoah reste pour nos consciences un fait d’histoire certes, mais aussi et surtout notre commun effroi devant le programme de l’horreur.
Comment voir, comment regarder "ça" en face ? Que se refuse-t-on à voir ?
Le théâtre affronte Méduse.
Le texte qui suit propose une réflexion.
Le plus souvent, de la part des spectateurs ou des journalistes, on voudrait que le théâtre ait à voir avec la vie. Qu’il soit proche de la vie, qu’il parle du monde tel qu’il se présente à ses contemporains et beaucoup d’artistes, interprètes ou réalisateurs, se rangent derrière cette «contemporanéité». On le comprend. Cette injonction qui commande de parler du monde tel qu’il est serait le gage de la validité du théâtre, sa pertinence, peut-être même son utilité. Mais le théâtre, pas plus que d’autres arts ne se range, ne peut se ranger derrière une injonction d’utilité. Non, il vaut mieux commencer par affirmer que le théâtre ne sert à rien. Il n’est au service de rien et quand il se soumet, il se démet. Au mieux permet-il de percevoir quelques secrets comme si involontairement on apercevait sous ses pieds une faille, un trou noir jusqu’alors évité. Au théâtre, il s’agirait toujours de tendre à l’effroi, quelle que soit la forme, comique, tragique, dramatique, qu’importe.
Le théâtre n’a d’autres sujets que la relation qui unit ou déchire les hommes ou les femmes, il est la loupe qui se glisse entre les humains, dans les rapports d’amour ou de pouvoirs, de haine ou de guerres.
Le théâtre, par amour de la vie, tente de regarder la mort en face.
Ne pensez pas au cadavre, mais à ce qui tue. Il y a mille façons de tuer sans que la mort biologique s’en suive, même si le théâtre baroque ou tragique n’a pas évité le récit de ces carnages. Il parle des morts, de ce qui ne s’est pas épuisé avec leur disparition, de ce passé chargé d’histoire, au nom de la vie, le théâtre. « Le dialogue avec les morts n’a pas le droit de se rompre tant qu’il ne restitue pas la part d’avenir qui a été enterrée avec eux. » (Heiner Müller) C’est pourquoi, c’est un chant et que si ce chant ne sert à rien, il peut néanmoins aider à vivre.
Il faudrait revenir au sacré, mais sans les contresens de notre époque qui s’en croit libérée. Allons chercher le sacré du côté de ce qui dépasse infiniment l’Homme, au cœur de son immanence et des sentiments qui le déborde, l’art, l’amour, l’amitié, de ce tout qui nous transporte ; et la mort. Le respect dû à l’humanité serait de cet ordre, sinon pourquoi parler de « crime contre l’humanité »? Énoncer des crimes contre l’humanité, c’est dire que l’humanité est sacrée devant elle: elle est l’immanence du sacré d’elle pour elle-même. L’idée d’humanité excède l’homme, l’individu, la personne, la vie singulière. Le sacré ne cède pas devant la vie, il l’excède. Ses chants les plus beaux, de musique ou de littérature, sont les sons de détresse ou d’amour, de terreur ou d’espoir que l’homme s’adresse à lui-même pour se survivre.
Nulle grandiloquence n’est ici convoquée. Pinter ou Sarah Kane sont différemment les écrivains-dramaturges de ce chant aussi violent que délicat. Trahison ou Crave (Manque) en sont des expressions qui alternent le mineur et le majeur. Ce ne sont pas des musiques douces, mais des épingles fines qui touchent le cœur.
Le théâtre est une mémoire. Il présente le présent par la mémoire qu’il a gardé des morts qui l’habitent : il est l’actualité du passé ou l’actualisation de l’histoire. Phèdre ou Bérénice parlent au présent, l’ombre portée d’Hamlet ne cesse d’agir. L’Orestie est encore un texte d’aujourd’hui.
Il me semble que le théâtre n’est jamais aussi grand que lorsqu’il se retourne pour voir ce qu’il en est de nous aujourd’hui. Cela, bien sûr, ne disqualifie en rien l’écriture dite contemporaine, bien au contraire, mais ça l’oblige. L’artiste n’est pas son propre contemporain, laissons cela aux journalistes. L’artiste est un antécédent, il est celui qui sait que rien n’existe qui ne soit précédé. L’amour même n’est-il pas d’abord un souvenir ? Une image inconnue précède l’événement.
Le théâtre a besoin de l’absence pour que de la Présence se révèle. Ceci est difficile à entendre. L’art du théâtre crée de la beauté en évidant le trop plein du jour, l’envahissement des egos ou la banalité des bavardages. Illimiter le langage est le mot d’ordre que Roland Barthes proposait. C’est pourquoi le théâtre fait parler les morts. Ou la mort. Cet art du retour - l’art de se retourner - dévoile du passé ce qui envahit le présent. C’est cette étrange présence qui dit de la vie autre chose qu’un seul passage.
Il n’est pas de présence qui ne s’enroule sur l’absence comme il n’y a pas de vie qui n’affronte la mort. Le sujet du théâtre, c’est la relation entre les humains, la relation des humains avec un monde qui leurs échappe. Il fait le pari que l’effroi et la joie peuvent s’engendrer. Pas d’autre monde dit-il, rien que cet alter que vous avez sous les yeux. Au théâtre nous pouvons nous voir comme un passé, comme l’antérieur de nous-mêmes ou nous dans l’antérieur.
D’ailleurs, le théâtre vit de son paradoxe, de ses contradictions, de son anomalie. Parce que la langue courante le désigne par cet autre mot : le spectacle. Spectare, regarder, contempler, donner à voir, ce qui devint vite se réjouir de voir, autrement dit, plaire. Donner à voir ce qu’il vous plaît de regarder. Enfermer le visible dans la visibilité devient la petite mort du théâtre dont l’art est inverse. L’art au théâtre se penche sur cette trace invisible qui est l’entre les choses et les hommes. Il ne s’agit jamais de donner à voir ce qu’on se plaît à regarder. L’entre, c’est la faille ; c’est aussi ce qui peut faire lien. C’est toujours ce qui ne se voit pas à moins de l’inventer. Voir, c’est inventer ce que je regarde.
Ce trouble laisse la mort rôder comme la part invisible, innommée et pourtant certaine de nos conditions. Voir, c’est risquer de disparaître. C’est le voyage. C’est l’échappée joyeuse penchée sur la chute.
Au fond, je me demande si l’Église n’avait pas de bonnes raisons d’excommunier les comédiens : le théâtre est un art athée. (Ne pas entendre un art d’athées)
L’athée : celui qui s’est convaincu qu’il n’y a pas d’autre monde et que son âme ne survivra que le temps du souvenir de ceux qui l’ont aimé.
Jean-Marie Hordé