théâtre

de la bastille

Théâtre de la Bastille

main

PIEZE-unité de pression.


24 avr > 30 avr

Le souffle de l'invention anime ce projet chorégraphique.

24 au 30 avril
à 19 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche le jeudi 27 avril

PIEZE – Unité de pression
Conception de Héla Fattoumi et Eric Lamoureux en collaboration avec Woudi-Tat.

Chorégraphie de Héla Fattoumi et Éric Lamoureux.

Interprètes : Moustapha Ziane et Hafiz Dhaou.
Musique et dispositif interactif de Woudi-Tat.
Vidéo Benjamin Silvestre.
Espace Frédéric Casanova.
Lumière : Xavier Lazari.

Production Centre chorégraphique national de Caen/Basse-Normandie, Compagnie des Colis-Bruits.
Avec le soutien d'Espaces Pluriels/Pau. Réalisation Théâtre de la Bastille.


PIÈZE - Unité de pression est le titre de la dernière création imaginée par Héla Fattoumi et Éric Lamoureux. Pour peu que l'on connaisse la signification de ce mot, il titre de façon très explicite, sans toutefois en fixer les limites, le procédé artistique mis en œuvre pour ce duo masculin. Une Pièze, du grec piezein, comprimer, est la pression produite par une force de un sthène sur une surface de 1m². L'enjeu de cette pièce consiste bien à prendre la mesure de la pression d'un corps à corps dans un espace réduit. Le talent des chorégraphes est d'avoir réussi à poser des principes physiques et techniques qui autorisent un champ de réflexion beaucoup plus large.
Depuis leurs débuts, salués dès 1990 par le prix SACD de la première oeuvre aux Rencontres internationales de Bagnolet pour la pièce Husaïs, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux n'ont eu de cesse « de se poser les questions du contexte d'émergence de la danse, d'un point de vue physique ou imaginaire ». Si La Madâ'a, avant-dernière création, se nourrissait de la musique du Oud, luth arabe, et de son imaginaire, Vita Nova, pièce avec les jeunes artistes de cirque de l'école de Chalons, cherchait quant à elle à partir des contraintes qu'offraient des objets-agrès inédits... On comprendra aisément l'intérêt suscité à la vue du dispositif interactif, le « touchemoilophone », mis au point par Woudi-Tat, un nom qui unit Woudi et Isabelle Tat, artistes pluridisciplinaires qui développent depuis plusieurs années un travail de recherche ingénieux et ouvert.
C'est au cours d'une soirée d'improvisations à la Chaufferie (lieu de Philippe Découflé) qu'Héla Fattoumi et Éric Lamoureux ont découvert le « touchemoilophone ». Après quelques essais et modifications, il est devenu l'axe moteur d'émergence du mouvement pour le duo PIÈZE. « C'est un dispositif qui produit un flux électrique en traversant le corps et c'est du contact entre les deux corps que naît une tension électrique. Ce sont les danseurs qui génèrent toutes les variations électriques et qui produisent un signal audio, qu'ils nous font parvenir » . La contrainte technique d'un tel dispositif est la suivante : connecter un des deux corps à une surface conductrice et trouver le moyen le plus léger pour la transmission du signal électrique. Bien que les chorégraphes aient décidé de mettre en scène en début de spectacle l'appareillage nécessaire, et ceci pour éviter au spectateur de se focaliser sur les aspects techniques, il faut saluer l'ingéniosité de l'équipe réunie pour trouver les solutions les plus discrètes. Woudi-Tat équipent d'un émetteur sans fil la cheville de Moustapha Ziane, danseur avec Hafiz Dhaou de ce duo ; Frédéric Casanova, scénographe, trouve, via la Nasa, une peinture conductrice chargée en particules de cuivre qui recouvre le tapis de danse. Il ne manque plus alors que la science du danseur Moustapha Ziane pour nous faire oublier le poids et les appuis incertains de ces chaussures à semelles métalliques.
La surprise de cette pièce n'est pourtant pas dans l'ingéniosité d'un dispositif qui sait aussi se faire vite oublier, mais sur la capacité de se saisir d'éléments concrets et de les faire progressivement glisser vers des éléments beaucoup plus immatériaux. Placés dans un contexte de tension (électrique basse en l'occurrence), le moindre effleurement, la moindre pression, la moindre goutte de sueur, modifient le son produit et éveillent nos sens. L'énergie et la matière même du corps trouvent ici les mots pour dégager un horizon de pensée. Articulée physiquement autour de la notion du contact (si le contact n'a pas lieu, le son ne se produit pas), la pièce développe en sous main une réflexion culturelle comparatiste de notre approche à l'autre. Nourris de la lecture de Malek Chebel, anthropologue et psychanalyste, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux se penchent sur la notion de l'homosensualité. Une expression forgée par Malek Chebel pour désigner « une attitude des Orientaux en général et des Arabes en particulier, qui consiste, en l'absence de partenaire de l'autre sexe, à reporter sur leurs pairs l'excédent de sensualité qu'ils n'arrivent pas à écouler autrement ». De la France en pleine crise identitaire, on ne peut s'empêcher, à la vue de ce duo masculin, revêtu sobrement d'un slip noir dévoilant tout le reste du corps dans une égale nudité, de penser à ce que dit Malek Chebel des mœurs arabes. Il voit dans la séparation « topographique des sexes », affinant ici l'interprétation courante de la domination masculine, « une mise à distance » qui sublime la femme, « c'est la distance, formule-t-il, qui crée la femme ». Au voile de faire ensuite son travail d'érotisation... mais en danse que produit le manque ? La réponse, suggérée par la pièce, est amenée en toute fin d'un parcours scénique quasi initiatique. D'abord étrangers et semblables pourtant, même sexe, même costume, même taille, même couleur de peau, les deux danseurs se découvrent de manière assez fusionnelle. Ils trouvent cependant l'équilibre sur des appuis improbables, tête en bas, danse de dos en aveugle, ils s'amusent et échangent le poids de leurs corps. Une large respiration les écarte pour un temps de ce ring et le monde extérieur se glisse dans le huis clos par des images projetées en fond de scène. Réunis de nouveau, les deux hommes se retrouvent dans une danse plus libérée. On ne les quitte pas des yeux jusqu'à la dernière image qui nous stupéfie : au sol côte à côte, allongés, drapés du tapis de danse, ils gonflent tour à tour la paroi de leur ventre. Jeu de respiration abdominale, intimité troublante, ce superbe duo masculin nous conduit aux portes du féminin.

1 Un sthène, du grec sthenos, force, correspond à 1000 Newton. Un newton est la force qui communique à un corps ayant une masse de 1 kilogramme une accélération de 1 mètre par seconde. Le sthène communique donc cette accélération à une masse de 1 tonne.

2 Woudi-Tat in- l'ici et l'ailleurs, journal du CCN de Caen-Basse Normandie dirigé par Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, n°4, janvier-mai 2006.