Avec Marguerite Bordat, Raphaël Cottin et Pierre Meunier
Buffet à vif est d'abord une histoire de rencontre : celle de Pierre Meunier, homme de scène, et de Raphaël Cottin, danseur et chorégraphe, à l'invitation de Sujets à vif, qui chaque année suscite des collaborations inédites au Festival d'Avignon. La rencontre a fonctionné si bien qu'elle se prolonge aujourd'hui et s'augmente d'un chapitre.
Soit, au départ, un buffet, un beau buffet bien ouvragé qu'il s'agit de réduire en miettes. Comme toujours dans l'univers de Pierre Meunier, il est question de la chose prise à la lettre et de sa métaphore : détruire, oui, mais s'agit-il de faire place nette pour se désencombrer ou de mettre à bas, de mettre à mal, de faire disparaître ce qui a été patiemment construit, échafaudé ? Faut-il s'entourer de précautions, ou congédier la prudence étouffante ? Pour répondre à ces épineuses questions, les deux hommes, aux corps très dissemblables, s'assemblent autour d'un même geste et font appel aux ressources du burlesque pour joyeusement détruire, saccager, douter et, étonnamment, laisser aussi passer beaucoup d'affection.
L.D
Entretien avec Pierre Meunier
Pierre Meunier est un habitué du Théâtre de la Bastille où il a notamment joué Le Tas, Du fond des gorges, Sexamor ou La Bobine de Ruhmkorff.
Il revient cette fois en duo avec le danseur et chorégraphe Raphaël Cottin avec lequel il a créé Buffet à vif au Festival d'Avignon et ils lui adjoignent un préambule concocté avec Marguerite Bordat.
Comment est né le projet de Buffet à vif ?
Pierre Meunier : Le projet est né dans le cadre de Sujets à vif ; la SACD propose chaque année à deux artistes qui ne se connaissent pas de créer ensemble une pièce pour le Festival d'Avignon. C'est comme ça que j'ai rencontré Raphaël Cottin.
Par ailleurs j'étais obsédé depuis longtemps par le geste d'un homme s'acharnant sur un meuble jusqu'à le réduire en miettes. J'avais vu une scène très forte comme ça dans un film de Béla Tarr, Le Tango de Satan, dans laquelle il y avait quelque chose de désespéré dans l'acharnement à anéantir. L'idée est donc partie de là.
Comment s'est passée votre collaboration ?
P.M. : Nous sommes très différents et c'est ça qui est amusant et intéressant : nous avons deux corps et deux énergies très dissemblables qui, me semble-t-il, se complètent efficacement et drôlement. Raphaël apporte une forme de distance. Avec lui, les gestes peuvent relever d'une célébration, d'un rituel. Il peut se mettre à danser le massacre ! Il se noue entre nous quelque chose de Laurel et Hardy. Ils étaient de grands destructeurs, nous faisons comme eux !
C'est un spectacle sur la destruction conçue aussi parfois comme une jubilation…
P.M. : Oui, il y a dans notre acte une violence très grande, un côté sombre dans la volonté de tout désassembler, désolidariser, mais il y a aussi le plaisir d'en finir avec ce qui nous encombre et ce qui fait obstacle, qui bouche l'horizon, et de trouver ainsi les conditions d'un nouveau départ, d'un changement. On a besoin d'espaces vides - on en manque singulièrement en ville. C'est donc une solution radicale mais bienfaitrice ! Enlevons-en beaucoup, déparasitons pour y voir plus clair ! Il y a quelque chose de joyeux et de jouissif à casser, à se donner ce droit, à mettre toute son énergie dans cette tâche… Il y a la joie première et primitive de péter ce qui nous précède, les choses dont on hérite et qui nous encombrent parfois. Je me souviens ainsi qu'à huit ans, j'ai vu ma mère casser une assiette ébréchée en la projetant joyeusement sur le carrelage de la cuisine. C'était inattendu, mais c'était un acte très fort, libérateur. Il y a donc d'un côté la dimension burlesque et libératrice de la destruction, et de l'autre les questions de la disparition que cela soulève, de manière plus inquiétante et émouvante. Car c'est aussi douloureux, voire scandaleux, de voir détruire un objet !
Comme souvent chez vous il y a une attention et une affection particulière pour la matière, pour le travail artisanal…
P.M. : Oui, car s'il y a cette jouissance à casser, à transgresser, on pulvérise aussi ici des œuvres, le travail d'hommes, un travail qui a nécessité beaucoup de savoir-faire, de temps, de patience, qui tient à la transmission des gestes. Toutes ces dimensions qui sont mises à mal, voire qui disparaissent de nos jours où les meubles sont fabriqués par des machines avec des matériaux sans âme, dépersonnalisés. Il ne s'agit pas d'être nostalgique mais de constater qu'il y a là une dimension humaine qui est en jeu. En brisant la chaîne de la transmission qui préside à la fabrication d'un meuble, le tissu social, le sentiment d'utilité, les liens entre les hommes disparaissent. Au fond, nous construisons ici des images qui mettent en scène les questions et les doutes sur la manière de vivre aujourd'hui, dans un monde où la stabilité est très ébranlée.
Buffet à vif est précédé de Précautions… De quoi s'agit-il ?
P.M. : Comme la rencontre entre Raphaël Cottin et moi a très bien marché, nous avons décidé de la prolonger avec Marguerite Bordat, qui était déjà notre œil extérieur, par un prélude autour de cette idée de précautions. Le « principe de précaution » est devenu omniprésent et c'est souvent déprimant. Ainsi la peur et le soupçon prennent le dessus. Dans les théâtres, cela finit par réduire l'imaginaire de ceux qui inventent ; les scénographies se replient, les interdits s'accumulent. C'est de ça dont il est question ici. Nous jouons avec les peurs, les menaces que l'on dit imminentes et les façons de s'en protéger…