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Théâtre de la Bastille

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Tu supposes un coin d'herbe.


22 jan > 09 fev

Tu supposes un coin d'herbe est l'observation des logiques que l'on met en place dans notre rapport au monde, à la mort, à l'amour, et qui nous en éloignent.

Tu suppose un coin d'herbe.

Texte et mise en scène Eléonore Weber

Avec Jeanne François, Mélanie Martinez Llense, Mathieu Montanier, Franck Picart.

Scénographie Stéphane Pauvret. Création lumière Laurent Queyrut. Vidéo tournage Sylvie Ballyot. Création univers sonore Carole Verner

Auteur de théâtre mais aussi réalisatrice de films, Eléonore Weber présente pour la première fois son travail au Théâtre de la Bastille. Tu supposes un coin d'herbe, qu'elle a écrit et mis en scène, a été créé au Théâtre national de Bretagne (Rennes) en novembre 2005. La pièce se présente d'emblée comme une succession de séquences ou de monologues sans locuteur bien identifié. Les quatre interprètes, dont l'un vient de la danse, ne semblent avoir aucune raison de prendre en charge telle séquence plutôt qu'une autre. La parole s'énonce dans le martèlement d'une adresse directe faite d'un �Tu� à plusieurs destinations, à plusieurs destinataires : l'auteur sans doute, mais aussi les acteurs eux-mêmes et les spectateurs. D'une hypothèse à l'autre, ce théâtre résonne des questions inquiètes d'une époque, la nôtre, où, s'il n'y a plus guère de
croyance en un �oracle� providentiel, le miroir, celui qui dit la vérité, se présente en plusieurs éclats. �Où suis-je ?�, plutôt que �qui suis-je ?�, semble poser le texte comme question préliminaire à toute avancée possible dans le monde, à tout amour possible aussi. �Et pourquoi suis-je fatiguée ?� ajoute l'auteur, adressant, en écho aux monologues, cette question au père, à l'amie, à l'homme politique, au médecin, au sociologue, filmés en vidéo. Exercice de lucidité en quelque sorte, autour de la déroute du politique, d'une sexualité à réinventer et de ce qui fait que nous n'avons plus accès à nos propres émotions. �Tu supposes un coin d'herbe, explique Eléonore Weber, est la mise en mots, mais qui est aussi la mise à plat, d'un certain nombre de logiques inavouables et qui seraient liées à cette équation paradoxale : ce qui devrait faire mal ne fait pas mal, et c'est justement parce que ça ne fait pas mal que ça fait mal. Comme si le réel échappait désespérément et dans un déphasage permanent. Cet éloignement est aussi une forme de cruauté. Le réel devient particulièrement tranchant lorsqu'il n'est plus possible de regarder le monde avec l'idée qu'on peut le changer.�
Le risque pointé dans Tu supposes un coin d'herbe est donc celui de la douleur produite par l'absence de ressenti. Un �déphasage� que l'auteur déroule en une succession de suppositions : une promenade dans la nature et �ça ne sent pas bon�, un jeune couple de fiancés et leurs corps progressivement empêchés, la mort d'un être proche... Le travail d'écriture réside dans le cheminement des logiques mises en place pour souligner l'écart qui s'immisce entre le fait (la mort de la grand-mère par exemple) et son effet : l'incapacité à éprouver une quelconque émotion. Quels sont les mécanismes, ce qu'Eléonore Weber nomme �les logiques intimes honteuses�, qui se mettent en place pour tenir à l'écart le réel, et comment il ressurgit ensuite ? Ainsi, elle écrit : �Ta grand-mère vient de mourir, tu supposes que tu dois faire quelque chose/ Les autres interrompent leurs vacances pour l'enterrement, tu supposes qu'il n'est pas question de ne pas t'y rendre/ Ta soeur a vomi/ Ta soeur a vomi dans la voiture tu supposes qu'elle a un peu trop bu la veille/ Tu ne ressens rien devant le trou, tu supposes que tu ressentiras quelque chose plus tard�. On le voit, ce n'est pas tant le fait de ne pas pleurer qui est ici mis en question que la manière dont l'impact de cette mort est détourné.
La fracture est interne et multiple. Le spectacle en offre une géographie sensible, un corps-conscience qui prend la mesure des écarts, de la distance et de l'absence de lien. Dans la lignée de Je m'appelle Vanessa, sa mise en scène précédente où spectateurs et acteurs étaient immergés dans un espace entièrement recouvert de ouate, Eléonore Weber travaille sur les systèmes de réception, les métaphores de l'impact : « Dans le texte de Laurent Quinton, l'épuisement de la langue pornographique, réduite peu à peu à quelques onomatopées, confinait au risque d'abstinence. J'avais vu une césure entre ce que l'on est en train de nommer et ce qui n'est plus là du tout pour celui qui le nomme. »
La mise en scène de Tu supposes un coin d'herbe repose elle aussi sur cette notion d'écart, concrétisée dans un dispositif scénique aux multiples points de fuite.
Sur le plateau, deux hommes et deux femmes se distribuent la parole tandis que les séquences vidéo font apparaître cinq autres figures qui répondent à la question de l'auteur : �Pourquoi selon vous suis-je fatiguée ?�. A l'activité des corps en scène se superposent donc les visages des vidéos. Deux registres de présence différents qui soulignent un premier écart : l'image paraît plus réelle que ces corps vivants face à nous. Un écart d'autant plus troublant que les interprètes sont nommés par leurs vrais prénoms, Jeanne, Mélanie, Mathieu, Franck. Vêtus comme dans �la vie�, c'est-à-dire en évitant l'artifice du costume de scène, ils apparaissent paradoxalement comme des pantins d'eux-mêmes. Le nom semble être alors l'étiquette d'une génération et le costume celui d'une époque. Les interviewés, quant à eux clairement sollicités pour ce qu'ils représentent : le père, le médecin, une amie, ainsi que le sociologue Eric Fassin et le militant politique Alain Krivine, parlent finalement en leur nom propre. L'écart entre ces deux présences est redoublé par le mouvement continu des interprètes qui a pour effet d'amplifier le hors champ scénique, le �hors-jeu sur scène�. Construite sur des effets de vibrations gestuelles, la pièce établit une sorte de pantomime intrigante. Voilà qu'une comédienne se jette sur de la mousse, que de la pluie tombe, que des sacs plastiques volent, que des fléchettes trouvent leur cible... Au-delà des mots, les actions des interprètes sont comme le timbre de la voix elle-même. Elles racontent en sourdine, en de curieuses métaphores gestuelles, l'impact réel de ce �déphasage� intérieur. Et le miroir se brise pour de bon et se transforme en un profond écho.