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Théâtre de la Bastille

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L'Enfant froid.


22 jan > 11 fev

De comique, la pièce ne tarde pas à virer au cauchemar.

L'Enfant froid.

Texte Marius von Mayenburg. Traduction Laurent Muhleisen. Mise en scène Mikaël Serre

Avec Julie Biereye, Gaël Leveugle, Olav Benestvedt, Lee Delong, Rodolfo de Souza, Servane Ducorps, Olga Kokorina, Thierry Levaret.

Assistante à la mise en scène et chorégraphe Isabelle David. Création musique et musicien live Nils Ostendorf. Création lumière Marek Lamprecht. Création costumes Nathalie Raoul. Scénographie Anne-Charlotte Vimont


Un auteur vivant, on peut le rencontrer. En ce sens, il possède un avantage sur les autres, ceux qui sont morts. C'est ce qui a décidé, entre autre, Mikaël Serre, jeune metteur en scène de trente-deux ans, à s'affronter aux textes du dramaturge allemand Marius von Mayenburg. �Pour ma première mise en scène, j'ai d'abord pensé à Baal ou à Tambours dans la nuit. Le cas Woyzeck m'intriguait aussi. Mais je suis tombé sur Visages de feu de Mayenburg et là il y avait quand même un avantage, celui-ci était vivant et je pouvais donc lui poser des questions sur sa pièce.� De plus, Mikaël Serre parle couramment allemand, ce qui n'est pas négligeable quand on rencontre un auteur d'Outre-Rhin. Aussi, même si on sait que le secret d'une oeuvre se trouve au c�ur de celle-ci, des remarques de l'auteur peuvent s'avérer précieuses pour celui qui entreprend de la porter à la scène.
S'agissant de L'Enfant froid, que Mikaël Serre monte aujourd'hui, revenant après Visages de feu et Parasites une fois encore à Marius von Mayenburg, les explications ou informations proposées par le dramaturge n'ont pas dû être de trop. Difficile en effet de cerner une telle pièce qui semble résister à toute analyse rationnelle. Même si on comprend à la lecture qu'il s'agit d'une très efficace machine de théâtre, on ne peut s'empêcher de penser que l'on est face à un puzzle ou, disons, à un jeu bizarre dont les règles nous échappent en partie. �Il y a dans cette pièce des comportements qui semblent échapper à la vie ordinaire. Pourtant, tout ça est bel et bien ancré dans le quotidien, seulement les choses ne cessent de déraper du fait que Mayenburg s'ingénie à mettre sur le même plan le réel et l'imaginaire. On ne sait jamais vraiment où commence et où finit la fiction. Il y a quelque chose d'insaisissable, ça dérape, ça fuit. Et c'est cette étrangeté au c�ur même du familier qui m'a donné envie de monter la pièce�, explique Mikaël Serre.
Le temps, l'espace sont soumis à de perpétuelles transformations. Nous sommes dans une salle d'attente d'aéroport, mais aussi dans des toilettes publiques, dans un avion, dans un salon, dans un hôtel, dans une chambre à coucher, etc. Pas surprenant si les premiers mots prononcés au début de la pièce sont �Ça aurait aussi pu être ailleurs�. D'entrée de jeu s'installe une sorte de flou qui correspond aux fluctuations de l'imagination. Comme des enfants qui joueraient à se raconter des histoires.
Par exemple, nous sommes confrontés à un couple, appelons les Silke et Werner, qui évoque des événements dont on a du mal à démêler s'ils sont réels ou inventés par eux. Forcément, on penche pour la première hypothèse. Alors dans ce cas, Silke et Werner s'emploient à reconstituer des événements qui auraient eu lieu. Très vite, plusieurs niveaux de réalité se télescopent. A travers ce qui ressemble à une vaste confusion spatio-temporelle, on devine certains principes à l'oeuvre dans cette forme à la fois dense et éclatée. Ce qui relie un personnage à un autre, ce sont les dialogues, même si la communication est passablement brouillée. D'autre part, les personnages de la pièce ont tous tendance à fonctionner par couples. Au centre de tout cela, il y a cette préoccupation perturbante de Werner pour leur enfant. A plusieurs reprises, il remarque que �l'enfant a froid�, que �ses lèvres sont déjà bleues�, que �l'enfant pourrait mourir de froid�... �Cela pose des tas de questions quant à la mise en scène, remarque Mikaël Serre. Mais c'est aussi une façon assez drôle (par moments) de se demander ce que nous faisons de nos vies. Comment concilions-nous nos aspirations, nos désirs avec le quotidien ? Que représente encore la cellule familiale aujourd'hui ? Qu'est-ce qui se transmet d'une génération à l'autre ? Ce sont des questions qui sont encore plus brûlantes dans un pays comme l'Allemagne avec le passé que l'on sait. Des gens comme Marius von Mayenburg ou Thomas Ostermeier reconnaissent qu'ils ont un rapport difficile avec l'histoire de leur pays. Ils sont gênés, par exemple, lorsque l'on hisse le drapeau allemand dans les grandes manifestations sportives. Alors, ça prend un relief particulier ces discours qui semblent tout le temps se décaler les uns par rapport aux autres dans la pièce. Il y a toujours des glissements, des non-coïncidences, ça ne s'ajuste jamais tout à fait comme il faut. Alors cet enfant froid, cela peut signifier beaucoup de choses. Qu'est-ce qui naît de notre histoire à la fois collective et personnelle ? Qu'est-ce que nous mettons au monde ? Est-ce quelque chose de tangible ou, au contraire, est-ce dépourvu de réalité ? A un moment, un sexe d'homme est tranché dans la pièce. Mais c'est une scène qui est racontée d'un ton presque anodin. C'est un monde en lambeaux, fragmentaire, schizophrène.� Derrière la folie générale, on devine le rire malicieux du montreur de marionnettes, Marius von Mayenburg.
Ce dramaturge que l'on a d'abord découvert à travers les mises en scènes de son ami Thomas Ostermeier, auprès de qui il exerce aujourd'hui comme dramaturge à la Schaubühne de Berlin, brosse au fil de ses pièces le portrait d'une Allemagne déboussolée en pleine crise d'identité. Mais plus encore que dans ses oeuvres précédentes, on perçoit dans L'Enfant froid une ironie amère. C'est comme si l'on était confronté à une comédie que les personnages de la pièce se joueraient d'abord à eux-mêmes. Rien n'est sérieux au fond, mais c'est justement cela qui est problématique. La dérision expose ici ses propres limites. Le rire se fait grinçant. On devine à l'oeuvre un principe destructeur qui sape tout de l'intérieur. Quelque chose comme l'idée faussement rassurante de se dire qu'au fond, rien n'est grave. Autrement dit, une incapacité tragique à démêler ce qui est important de ce qui ne l'est pas, à faire le tri entre ce qui tient debout et ce qui n'est qu'artifice fallacieux, la réalité et la fiction.
Mikaël Serre reconnaît qu'il n'est pas facile de frayer son chemin dans une matière aussi glissante. �Mais ça laisse aussi une grande liberté d'interprétation au metteur en scène, tout en contraignant à des choix très précis. La vérité du plateau est impitoyable. Il faut se garder de plaquer des idées préconçues, c'est seulement dans l'épreuve de la scène que des solutions apparaissent. En ce sens, l'aspect insaisissable de la pièce donne beaucoup d'espoir. C'est aussi une forme d'ouverture. La nécessité qu'a l'être humain d'avoir toujours à se définir, de devoir se chercher, sa quête d'identité est aussi une chance. Et ce qui m'a beaucoup séduit dans ce texte, c'est cette façon qu'a Mayenburg de relancer toujours la balle sans que l'on sache exactement où elle va rebondir. Comme si tout redémarrait presque à zéro tout le temps, d'une certaine manière. Je trouve ça à la fois très amusant et très stimulant.�