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Théâtre de la Bastille

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Journal d'inquiétude.


23 avr > 05 mai

Le portrait d'un univers fait de faux-semblants, celui de la danse où l'urgence de créer conduit à tricher avec les autres et parfois, avec soi-même.

Journal d'inquiétude

Thierry Baë /
Compagnie Traits de Ciel


Conception Thierry Baë. Textes Thierry Baë et E. E. Cummings

Avec Thierry Baë et un artiste invité.

Musique Thierry Baë. Lumière Pierre Zach. Regard amical Jean-Marc Adolphe. Film François Lejault. Scénario original Thierry Baë. Avec (par ordre d'apparition) Thierry Baë, Cécile Mièle, Patrice Poyet, Mathilde Monnier, Michel Chialvo, Bernard Menaut, Bernardo Montet, Florence Touzi dite Terzi, Mark Tompkins, Catherine Diverrès, Jean-Marc Adolphe, Marion Baë, Josef Nadj, Martine Dionisio et Sandrine Bouchetal.


Journal d'inquiétude est le dernier spectacle de Thierry
Baë. Cela a bien failli être son tout dernier spectacle. Quand il entreprend le projet en 2005, la survie de sa compagnie est en jeu. �Soit vous tournez, soit on arrête les subventions� le prévient-on. Sa précédente création intitulée Tout ceci n'est pas vrai, créée deux ans plus tôt, n'a été jouée que dans trois villes, à Orléans, Toulouse et Rennes. �Cette pièce reste pour moi une très bonne pièce, explique le chorégraphe qui sait aussi avoir la dent dure sur son travail, mais elle n'a pas été vue par des personnes stratégiquement importantes et donc, à partir de là, j'étais un peu désespéré�. Qu'on le déplore ou que l'on s'en félicite, en France, les responsables de l'octroi des différentes aides aux compagnies tiennent compte en effet du nombre de représentations des spectacles pour renouveler leur confiance. Depuis vingt ans que Thierry Baë est dans la danse contemporaine, jamais la situation n'a été aussi �tendue�. Est-ce la faute à la multiplication des compagnies, est-ce la concurrence indirecte avec des spectacles qui entraînent plus directement l'enthousiasme du spectateur comme le nouveau cirque ou le hip hop ? Le danseur et chorégraphe hésite en constatant amèrement que le montant de ses cachets n'a pas évolué en vingt ans et aujourd'hui il peine à vivre de son métier. Il a pourtant derrière lui un parcours impressionnant. Danseur
incontournable des premières pièces de Catherine Diverrès pendant une dizaine d'années, compagnon de route de Josef Nadj de Canard pékinois aux Philosophes, Thierry Baë est en effet un artiste acharné. Mais le monde de la danse contemporaine est truffé de ces histoires-là, c'est pourquoi il faut encore faire confiance à la danse pour en inventer d'autres. C'est bien tout le projet de Thierry Baë qui nous régale d'une pièce tragicomique, distillant ses témoignages personnels dans une fiction haute en couleur.

Le drame suicidaire tourné en dérision

A la réflexion autour de son inscription sociale et économique
dans le monde du spectacle vivant s'ajoute celle de l'âge, partagée par de nombreux danseurs � rappelons ici le spectacle Basso Ostinato de Caterina Sagna présenté au mois de décembre dernier au Théâtre de la Bastille -, mais aussi celle de la maladie. Depuis l'enfance, Thierry Baë souffre en effet d'une maladie orpheline et évolutive qui provoque une insuffisance respiratoire chronique et grave qui devrait d'ailleurs, selon l'avis médical, l'inciter à ne plus danser. En résumé, que peut inventer un �vieux� danseur malade et sans succès pour attirer l'intérêt des programmateurs de spectacle ? C'est autour de cette question, posée avec sensibilité et humour, que le spectacle s'est construit.
Thierry Baë, une paire de ciseaux à la main, découpe son tee-shirt. �Arrête, arrête, se dit-il à voix haute, tu peux pas faire ça, pas avec des ciseaux, avec un couteau ça aurait plus de sens, mais pas avec des ciseaux...�. Le ton est donné, le drame suicidaire tourné en dérision. Puis vient une première séquence, magnifique. Dans le décor de la pauvreté, c'est-à-dire avec une chaise pour seul ornement, Thierry Baë entame une danse. Toujours présente, sa voix au souffle court accompagne les mouvements, dit les gestes, dicte les attitudes. Interprétée avec une virtuosité discrète, cette scène nous éclaire, nous éveille sur le travail du danseur. �J'en ai soupé de cette représentation de la virtuosité où l'on constate la qualité de la danse par l'absence des restes de travail, parce qu'au final cela fait oublier le corps, réfléchit le chorégraphe pour expliquer cette danse commentée. Par ailleurs, pendant des années on nous a incités à une course pour être au plus près de sa propre vérité de la danse. Pour la définir, je me suis dit que j'allais parler des 20% qui me tiennent éloigné de ma vérité de la danse. Ce qui veut dire parler des ficelles, de la construction, de la structure.�
La danse se construit sous nos yeux au rythme du récit qui la guide, qui l'invente : �Reviens doucement, creuse la poitrine, regarde le pied gauche, soulève-le, avance, maintenant tu tombes...� La voix d'un possible chorégraphe autoritaire s'entend en même temps qu'elle se confond à celle, intérieure,
du danseur qui s'appuie par instant sur des images poétiques pour donner toute l'intensité souhaitée dans une attitude au repos. �Autour tout est calme. Des feuilles tombent�. Face à ce solo, émaillé des élans et des chutes qui font le lyrisme des danses de Catherine Diverrès que l'on retrouve ici dans la mémoire du corps du danseur Thierry Baë, le spectateur a comme la sensation troublante d'assister à une sorte de danse testamentaire.

Il y aura des chorégraphes célèbres dans son spectacle

Apparemment sans transition avec ce solo, la deuxième partie de la pièce est constituée d'une longue séquence filmée. C'est un docu-fiction qui narre alors les péripéties d'un chorégraphe �à bout de souffle� qui entend poursuivre sa carrière. Sans dévoiler les mille rebondissements qui font le sel de cette comédie, sachez que le dit chorégraphe, Thierry Baë lui-même, a soudain une idée de génie qu'il lance, comme l'on bluffe au poker, au producteur récalcitrant qui peine à s'engager sur les
spectacles existants : il y aura des chorégraphes célèbres dans sa prochaine création. Le pitoyable rendez-vous change tout à coup de tournure, l'idée enthousiasme le producteur, le projet est lancé. Evidemment, la réalisation va s'avérer extrêmement
difficile pour le régal du spectateur qui assiste au parcours souvent cocasse et semé d'embûches du chorégraphe en quête d'interprètes prestigieux. Toute la tension et l'intérêt du spectacle résident alors dans la capacité d'associer le spectateur aux diverses inquiétudes du danseur-chorégraphe et dans le lien subtil qui se tisse ensuite entre la troisième partie du spectacle et le solo initial. Jusqu'au dernier moment, le doute subsiste : Thierry Baë réussira-t-il son pari ? La réponse est sur scène.