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de la bastille

Théâtre de la Bastille

main

9 lyriques pour actrice et caisse claire.


10 mai > 16 mai

Pas vraiment un concert, encore qu'ils n'en soient pas loin. ......ça déborde de partout, ça dérape, ça glisse ; c'est incontrôlable.

Joris Lacoste //Stéphanie Béghain

9 lyriques pour actrice et caisse claire

Proposition de Joris Lacoste et Stéphanie Béghain

Avec Stéphanie Béghain (voix), Nicolas Fenouillat (caisse claire) et Joris Lacoste (textes). A partir des chansons de/par Diana Ross, Björk, David Bowie, Elton John, Marvin Gaye, Michael Jackson, James Brown, Bob Marley, New Order.

L'espace est nu ou presque. Un pied de micro et une caisse claire s'y côtoient timidement. Rien d'autre. Ambiance garage - à l'économie. Ici, le minimalisme est de rigueur, à l'image de ce beat épuré que le batteur Nicolas Fenouillat assène obstiné, sans fléchir. Un martèlement métronomique, récurrent, scansion rythmique obsédante, hypnotique sur laquelle les mots projetés par la comédienne Stéphanie Béghain fusent avec une douce violence. Un petit côté Alan Vega au féminin, mais en moins funambule et sans les claviers et autres boîtes à
rythmes. Le tout légèrement dérisoire, parodique. �Je ne vis que pour ça, pour mes grands sentiments (...) J'aurai des ennuis car je vise trop haut�, balance la comédienne les deux mains agrippées au micro. Les mots sont de Joris Lacoste, par ailleurs metteur en scène et instigateur de cet amusant spectacle où le lyrisme se teinte volontairement d'ironie, quelque part du côté de chez Serge Gainsbourg avec un zeste de Jules Laforgue.
Bon, quand même, il y a quelque chose d'un peu déconcertant dans ces textes. Certes, il s'agit de poésie, mais dans une langue plutôt bizarre. En fait, c'est en s'appuyant sur une méthode peu banale que Joris Lacoste a concocté les textes en question. Il a puisé sans complexe dans un répertoire issu de la variété anglo-saxonne, de James Brown à David Bowie en passant par Diana Ross, pour pondre sa propre version française des tubes originaux dans une traduction délibérément défaillante. Selon cette méthode imparable, un titre comme Love is a Four Letter Word, par exemple, deviendra �L'amour est un mot de quatre lettres�. Si traduire, c'est trahir, comme on l'a tant répété, dans le cas qui nous intéresse
ici ce serait plutôt récupérer à son compte et donc recréer inventer du nouveau en se trompant volontairement. Une méthode qui rappelle à sa manière les Poésies II de Lautréamont élaborées à partir de détournements (c'est-à-dire de plagiat et d'inversion de mots ou de phrases) effectués sur un échantillon de classiques de la littérature française - Pascal, La Rochefoucauld, Vauvenargues, La Bruyère... Mais là où Lautréamont se livrait à une forme d'outrage dont l'effet, au-delà d'être destructeur, s'avérait des plus féconds, c'est en revanche presque un hommage que fait Joris Lacoste en pillant et détournant ses chanteurs préférés. Leur est commun, cependant, un esprit de dérision qui s'amuse à des manipulations et des combinatoires dont les résultats s'avèrent parfois explosifs.
Déjà, Lautréamont s'ingéniait à citer parmi les écrivains qui importaient pour lui des auteurs aussi hétérogènes que Flaubert et Ponson du Terrail, Balzac et Paul Féval, mettant sur le même plan des �uvres de niveaux tellement différents qu'on ne saurait les comparer. Les surréalistes en prirent bonne note
et se passionnèrent notamment pour le romanfeuilleton. Mais bientôt, avec le développement de la culture de masse, les choses se compliquèrent considérablement. Sans doute la reproductibilité mécanique de l'oeuvre d'art favorisa-t-elle la diffusion des oeuvres jusqu'à ce que chacun ait la possibilité de se constituer son petit musée imaginaire. Mais alors se posa la question : qu'est-ce qui est de l'art et qu'est-ce qui n'en est pas ? La question du vrai et du faux. Comme si cela ne suffisait pas, les choses s'embrouillèrent encore du fait d'une certaine perte de densité du côté de la réception. Face à la profusion de l'offre, l'amateur se disperse et il est moins touché. La pointe s'émousse. Alors il faut frapper son imagination. C'est ainsi, un exemple parmi d'autres, que Marcel Duchamp apposa sa signature sur un urinoir inventant du coup le ready-made et réorientant notre regard. Mais s'il produisit un choc et nous ouvrit les yeux, ce n'est pas avec ce geste que la situation allait enfin s'éclaircir. Car désormais toutes les tendances coexistent.
Il n'y a plus de direction dominante, les grands récits fondateurs appartiennent au passé, les avant-gardes sont dépassées, les ruptures sont consommées et cependant l'histoire n'est pas terminée. Alors, il reste ce sentiment tenace sur fond de postmodernité, que tout est un peu dérisoire. Un peu seulement. Comme si quelque chose se rejouait toujours, mais ce n'est plus tout à fait la même chose, au fond, car parodier n'est pas reproduire.
Donc, à son tour, Joris Lacoste prend acte d'une �dénivellation�. Il constate que : �Dans la même journée nous pouvons successivement ou simultanément, dans notre chambre ou dans le métro, lire ou écouter Diana Ross et John Donne, Lil Jon et Jon Fosse, Robert Johnson et Jean-Sébastien Bach, Benjamin Britten et Britney Spears, Marlowe et Bob Marley, Mallarmé et Beyoncé (...)� Alors c'est bien, évidemment, d'avoir accès à tout cela. Mais en même temps, c'est trop : �Nous sommes soudain pris de nausée, nous avons l'impression de vivre dans plusieurs mondes incompatibles, nous nous ressentons comme pensés malgré nous par la parole des autres, coupés en petits morceaux (...)�. Mais Joris Lacoste ne manque pas de ressources. Né en 1973, il est déjà l'auteur de plusieurs pièces radiophoniques qui sont parues dans la revue Inventaire/Invention. Face à un monde exposé à l'entropie culturelle, il ne se laisse pas déborder et met au point une poétique qui consiste notamment
à �faire avec la culture qui est la nôtre. Se servir de tous les matériaux possibles non pour les rabaisser ou les montrer du doigt, mais comme de vrais potentiels de littérature pure, naïvement fondus dans quelque chose qui à la fois les efface, les retourne, les défigure et les fait apparaître autrement (...)�. Il s'agit, dit-il encore, d'écrire �non plus sur un objet mais dessous�, ce qu'il appelle le niveau �moins un�. �Nous ne sommes pas nihilistes. Nous savons bien que selon beaucoup de perspectives et de critères, il y a des différences et des hiérarchies. Mais nous pensons que doit aussi exister un certain point de vue, un plan selon lequel, effectivement, il n'y a pas de différence : où toutes les oppositions canoniques entre populaire et élitiste, underground et mainstream, super cheap et sans prix, matière personnelle et matériaux trouvés, minutieusement écrit et complètement improvisé, langue originale et langue étrangère, passé et présent, impérissable et déjà daté, se trouvent de fait déjouées.�
Tel est l'enjeu duquel participent ces 9 lyriques dans leur dépouillement où se joue sur le fil entre vrai-faux concert et spectacle décalé le désir avoué d'une appropriation. Car ce qui caractérise la culture populaire, n'est-ce pas d'abord le fait qu'elle appartient au domaine public et donc à tout le monde ?
Donc il n'y a qu'à se servir. Cette langue anglaise, par exemple, que moulinent tant de chansonnettes entendues depuis notre plus tendre enfance, comment l'exploiter ? Pendant la guerre de 1939-45, pour pouvoir passer à la radio, les titres de morceaux de jazz étaient francisés de façon plutôt cocasse : �Il aimait l'automne� pour In a Mellow Tone ou �Les Bigoudis� pour Lady Be Good. Joris Lacoste va plus loin, exploitant l'euphonie (mais pas nécessairement) pour forer son propre filon dans la langue par le biais d'une traduction hérétique, comme il le dit lui-même. Ce qui donne quelque chose comme : �Je le dis à l'envers tu me tournes l'amour que tu donnes autour et d'en rond de moi tu me tournes garçon (...)�. Des mots qui s'enroulent autour d'eux-mêmes et s'enchevêtrent en une syntaxe étrange sous la forme d'une longue phrase qui semble vouloir se développer à l'infini, à la façon d'une ritournelle. Le travail rythmique sur la caisse claire souligne et crée une interaction avec l'aspect scandé de ces poèmes construits sur un effet de reprise comme une revendication à la fois déroutante et fascinante. Car la comédienne Stéphanie Béghain semble en même temps traversée par ces mots qu'elle scande et comme étrangère à ce qu'ils disent en un curieux dédoublement.